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L’hôtel particulier de Portland Square soulignait la richesse et l’importance de son propriétaire. À elle seule, la grille en fer forgé marquant l’entrée du domaine de Francis Carmick valait une fortune. Le revêtement de stuc de la façade avait été peint et entaillé de manière à imiter la pierre, et de hautes fenêtres à larges carreaux étaient équipées de volets finement ouvragés. Deux colonnes de marbre encadraient l’entrée, surmontée d’un triangle de style grec.
Grâce à son ami banquier, Higgins avait obtenu un dossier sérieux concernant Carmick. Politicien de naissance, corrompu et corrupteur, il achetait les grands électeurs indispensables pour obtenir un siège au Parlement. Personnage redoutable et séduisant, il avait tissé un important réseau de relations et tirait un nombre considérable de ficelles. Beaucoup de hauts fonctionnaires lui mangeaient dans la main, et l’on ne tarderait pas à lui confier un ministère de premier plan.
Conformément au code de politesse britannique, l’inspecteur frappa une vigoureuse série de coups à l’aide du heurtoir en bronze.
Le portier consentit à ouvrir.
Le visiteur lui remit son chapeau.
— Annoncez l’inspecteur Higgins, je vous prie.
— M. Carmick ne m’a pas signalé votre venue et…
— Je mène une enquête criminelle. Quiconque cherchera à entraver mes investigations finira en prison.
— Si monsieur insiste… Veuillez patienter au petit salon.
La demeure du politicien correspondait au standing des personnalités. Au sous-sol, la cuisine, la cave et le stock de charbon. Domestiques et serviteurs accédaient à leur espace réservé par une entrée de service. Un escalier monumental desservait les trois étages, composés de pièces relativement petites. Le personnel, lui, empruntait un étroit escalier annexe. Salle à manger et bureau se trouvaient au rez-de-chaussée, le grand salon de réception au premier, les chambres, les salles d’eau et les toilettes au deuxième et au troisième. La domesticité occupait les chambrettes aménagées sous les combles.
Un valet se substitua au portier et précéda Higgins jusqu’au premier palier dont le décor était un hymne à l’Égypte ancienne. Dessins, peintures, tapisseries et sculptures évoquaient, de façon souvent naïve, le monde des pharaons.
Sur la porte du bureau, une représentation de la déesse Isis, vêtue d’une robe ornée d’étoiles. Le valet l’ouvrit lentement, et l’inspecteur découvrit un bureau entièrement décoré à l’égyptienne.
Debout, mains croisées derrière le dos, vêtu d’une redingote d’une coupe parfaite, Francis Carmick dévisageait son hôte.
— Votre visite me surprend, inspecteur. Puis-je en connaître le motif ?
— Trois assassinats et la momie de Belzoni.
— Diable ! Vous ne vous déplacez pas pour rien, en effet !
Le valet referma la porte.
— Asseyez-vous, inspecteur Higgins. Désirez-vous du thé ou du café ?
— Café, s’il vous plaît.
— Je dispose du meilleur de Londres.
Carmick utilisa une sonnette. Coiffée d’une charlotte en coton, fière de son tablier blanc immaculé, une servante s’empressa d’exécuter les ordres de son maître.
— J’ai assisté au débandelettage de cette momie, reconnut le politicien, et j’ai acheté une superbe enveloppe de lin. Un authentique linceul, comment rêver mieux ? Un fil maintenait ce tissu au niveau de la poitrine et des chevilles. Ce spectacle – ne devrait-on pas dire cette cérémonie ? – avait un aspect irréel. Nous tous, êtres civilisés du siècle du progrès, étions témoins de la résurrection d’un Égyptien mort depuis des millénaires ! Résurrection est un terme excessif, bien entendu, mais vous me comprenez. Et la perfection de cette momie, la jeunesse de ses traits, l’incroyable état de conservation du corps faisaient illusion. Curieuse expérience, en vérité. Et vous parliez… de trois assassinats ?
— Pendant le débandelettage, des incidents se sont-ils produits ?
Francis Carmick réfléchit en buvant une gorgée de café.
— Je me souviens d’un vieux fou qui brandissait sa canne en hurlant : « De la viande pour mes chiens, voilà comment finira cette charogne ! »
— C’est l’une des victimes, révéla Higgins. Un lord riche et âgé.
— Ah… Belzoni n’a pas apprécié, le public non plus. On a expulsé le braillard, un autre s’est manifesté. Un pasteur, je crois. Lui, il maudissait la momie !
— La deuxième victime.
— À l’évidence, observa Carmick, il ne fallait pas insulter ce vieil Égyptien ! Un détail me revient, à propos du lord. J’ai revu Belzoni et sa femme chez John Soane, un amateur d’art dont la demeure est devenue un musée. Votre première victime était là aussi ! Il a promis d’acheter les morceaux de la momie au médecin légiste Bolson et de les jeter en pâture à sa meute. Furieux, Belzoni a confié ses intentions à son épouse : lui fracasser le crâne ! Des paroles en l’air, probablement.
— Le médecin légiste est la troisième victime, précisa Higgins.
— Diable, diable ! La momie se serait-elle vengée ?
— Impossible de le savoir tant que je ne l’aurai pas retrouvée.
Carmick parut étonné.
— Se serait-elle… enfuie ?
— Quelqu’un l’a dérobée au moment où Bolson allait l’autopsier.
— Fabuleuse histoire ! Vous m’apparaissez comme un homme sérieux et pondéré, inspecteur, et je suis obligé de vous croire. Avouez néanmoins que ces faits dépassent l’entendement ordinaire ! L’ancienne Égypte, il est vrai, est remplie de mystères et nous réserve bien des surprises.
— Votre passion pour cette civilisation me surprend, avança Higgins. Un homme politique de votre envergure a-t-il le loisir de s’occuper de l’Antiquité ?
— L’histoire ancienne est une source d’enseignement et de réflexion. Les Égyptiens n’ont-ils pas tenté de vaincre la mort, cette ennemie à la fois repoussante et fascinante ?
— La momification vous préoccupe particulièrement, semble-t-il.
— N’illustre-t-elle pas le résultat obtenu par les savants égyptiens ? Si vous aviez contemplé cette momie, vous ne douteriez pas de leurs compétences. Mais vous avez raison, la politique occupe la quasi-totalité de mon temps. Servir son pays n’est-il pas le plus noble des idéaux ? Une lutte quotidienne, des adversaires féroces, d’innombrables pièges à éviter. Heureusement, le royaume bénéficie d’un gouvernement responsable, conscient des problèmes et ouvert sur l’avenir. Le développement de la capitale est une réussite spectaculaire, et le progrès éradiquera la pauvreté.
— Avez-vous entendu parler d’un dénommé Littlewood ?
Un instant, le visage lisse de Francis Carmick se modifia. Une inquiétude mêlée d’agressivité remplaça l’amabilité de façade. Le politicien reprit aussitôt contenance.
— Ignorez-vous qu’il s’agit d’une sorte de… secret d’État ?
— Je suis chargé d’arrêter Littlewood.
— Alors, ne tardez pas et mettez ce conspirateur hors d’état de nuire !
— Que savez-vous à son sujet ?
— Des bruits ont circulé, j’ai interrogé les ministres, et le chef du gouvernement m’a accordé des confidences en me priant de ne pas les ébruiter. Littlewood est le nom de code d’un dangereux révolutionnaire fasciné par l’exemple français et désireux de l’importer en Angleterre. La saisie de tracts nous a appris ses intentions : renverser la monarchie, instaurer le pouvoir du peuple et distribuer les richesses aux masses laborieuses. La plupart des responsables politiques se tordent de rire, quelques-uns prennent la menace au sérieux.
— C’est votre cas, je suppose ?
— En effet, inspecteur. Des agités incitent les déshérités de l’East End à contester le pouvoir, et ce Littlewood tente de les fédérer. Mépriser un tel adversaire risque de conduire le pays au chaos. Il est heureux que les autorités aient pris conscience de la gravité de la situation, et je vous souhaite bonne chance. L’identification et l’arrestation de Littlewood sont des priorités.
— Vous-même ne possédez aucune information susceptible de m’aider ?
— Malheureusement non, et je le regrette. Disposez-vous des effectifs nécessaires ?
— Je n’ai pas à me plaindre.
Francis Carmick se redressa.
— L’Angleterre compte sur vous, inspecteur.
— Je tâcherai de me montrer digne de sa confiance. Au sujet de la momie disparue… le nom d’un suspect vous viendrait-il à l’esprit ?
— Non, je ne vois pas.
— Merci de m’avoir reçu, monsieur Carmick.
— Collaborer avec la police est un devoir.
On frappa à la porte.
— Entrez ! ordonna sèchement le politicien.
Le valet ouvrit et s’aventura d’un pas à l’intérieur du bureau.
— Monsieur, M. Andrew Yagab est arrivé.
— Mon entretien est terminé. Faites-le monter.
Higgins consulta son carnet noir.
— Votre visiteur assistait au débandelettage de la momie, me semble-t-il.
— Exact, inspecteur. Nous nous sommes rencontrés à cette occasion, il m’a chaudement félicité pour mon action politique et a sollicité un rendez-vous. En raison de ses nombreuses relations, tant à Londres qu’en province, il souhaite développer un réseau d’amitiés. Un apport non négligeable dont je me félicite. J’ai été ravi de vous connaître et, une fois encore, je vous souhaite bonne chance. Débarrassez-nous de cette crapule de Littlewood.
Andrew Yagab apparut.
Higgins avait rarement vu un personnage aussi sinistre.
Grand, voûté, l’allure molle, il avait un visage laid et méprisant. À la vue du policier, il se figea.
— Si je vous dérange, mon cher Carmick…
— Permettez-moi de me présenter, monsieur Yagab : inspecteur Higgins. J’avais l’intention de vous contacter et je profiterais volontiers de l’occasion afin de vous poser quelques questions. Bien entendu, j’attendrai la fin de votre rendez-vous, avec l’accord de M. Carmick.
— Mon petit salon vous est ouvert, inspecteur. Demandez à mon valet ce qu’il vous plaira.
Higgins utilisa cette pause pour relire l’ensemble de ses notes. Des lignes de force commençaient à se dégager, des hypothèses s’évanouissaient, d’autres perduraient. Il se garda d’en privilégier une, au risque de passer à côté de la vérité. Il restait trop de zones d’ombre et d’aspects majeurs à préciser.
Andrew Yagab lui permettrait peut-être de progresser.